La Secte Des Nouveaux ‘Hassidim
Адольф Иаков Франк, 1809-1893
La secte kabbalistique des Zoharites a été précédée par celle des nouveaux ‘Hassidim, c’est-à-dire des nouveaux piétistes, fondée en 1740, par un rabbin polonais appelé Israël Baalschem, ou Israël le Thaumaturge, et dont le centre était la ville de Medziboze, dans la province de Podolie. En peu de temps elle s’étendit, non seulement dans la Pologne, mais dans toute la Valachie, dans la Moldavie, en Hongrie, particulièrement dans les environs de la Galicie, et aujourd’hui encore elle est loin d’être éteinte. Elle a son culte, ses livres, ses docteurs à part, désignés sous le nom de Justes (Tsadikim), et prenant ses articles de foi pour l’expression complète, pour l’expression unique de la vérité, telle qu’il est donné à l’homme de la connaître ici-bas, elle repousse toute autre influence, tout élément de civilisation et toute culture qui n’est pas sortie de son sein. Elle oppose la plus énergique résistance aux efforts que fait le gouvernement russe pour civiliser , et sans doute pour convertir à la religion nationale les juifs répandus dans ses immenses possessions. Elle a pris pour base de sa doctrine le Zohar, mais en substituant, pour la multitude, la foi aveugle aux raisonnements métaphysiques, et en tempérant par une morale semi-épicurienne, les austérités de la vie contemplative.
Plus franche que les anciens kabbalistes, elle a rejeté ouvertement toutes les pratiques extérieures, tout l’échafaudage des préceptes thalmudiques, encompatibles, à ses yeux, avec une connaissance plus profonde de la nature divine. Elle ne reconnait pas d’autre culte que la prière élevée jusqu’à la contemplation, jusqu’au ravissement et à l’extase; elle n’admet pas d’autre enseignement, outre le Zohar, que l’interprétation symbolique des écritures sainte dans la bouche des justes, c’est-à-dire de ses chefs.
En vertu de ce principe kabbalistique, que le juste est l’expiation de l’univers, elle accorde à ses chefs des pouvoirs spirituels d’une nature extraordinaire, comme celui d’absoudre l’homme de ses péchés, de le délivrer d’un danger imminent, de le guérir par sa seule prière des maladies les plus incurables; mais à la condition que celui qui souffre aura foi dans cette intervention surnaturelle. Du reste, cette intervention n’est pas absolument indispensable, chacun peut obtenir les mêmes résultats en s’unissant étroitement à Dieu; car dans cette union mystique est la véritable science, la véritable puissance et l’accomplissement de tous nos voeux. A ces idées viennent se mêler de superstitieuses légendes, des habitudes grossières et des préjugés de toute espèces, fruits de l’ignorance, de la dégradation civile et d’une misère séculaire.
Un homme de beaucoup d’esprit et de savoir, qui, après avoir traversé les plus étranges vicissitudes, après avoir connu toutes les superstitions et toutes les misères, s’est reposé finalement dans la philosophie de Kant, Salomon Maïmon, dans ses mémoires, nous a laissé quelques détails assez piquants sur cette secte à laquelle il avait été affilié. Nous croyons donc bien faire en traduisant ici quelques passages de son livre trop peu connu et devenu extrêmement rare; mais auparavant nous regardons comme un devoir de prévenir nos lecteurs que Salomon Maïmon, à l’exemple de son maitre en philosophie, à l’exemple de Kant, dont au reste il n’a guère pris que le scepticisme, est d’une sévérité extrême pour toutes les opinions mystiques, et particulièrement pour la kabbale; sans doute pour faire oublier son exaltation première. Voici donc en quels termes, après avoir traité avec beaucoup de rigueur les kabbalistes pratiques, les thaumaturges, les auteurs de cures merveilleuses au moyen des noms divins, il s’exprime sur le compte des kabbalistes spéculatifs, des fondateurs de la secte des nouveaux ‘Hassidim.
Саломон Иисусович Маймон, שלמה מימון,1753-1800
“D’autres, d’un génie supérieur, d’une âme plus noble, se proposaient un but bien autrement élevé. Persuadés que pour être utiles à la cause générale et à leur cause particulière, ils avaient besoin d’être investis de la confiance du peuple, ils voulurent prendre sur lui de l’ascendant, mais pour l’éclairer. Leur plan était donc tout à la fois politique et moral. D’abord on put croire qu’ils voilaient seulement débarrasser l’organisation morale et religieuse des juifs des abus qui s’y étaitent introduits; mais ces réformes partielles devaient nécessairement faire crouler le système tout entier.
Les principaux points sur lesquels portaient leurs attaques étaient les suivants:
1º La science rabbinique, qui au lieu de simplifier les précentes religieux et de les rendre intelligibles pour tous, tend au contraire à les compliquer et à les rendre incertains; qui, en outre, s’attache exclusivement à l’etude de la loi, au lieu de s’occuper surtout des moyens de la mettre en pratique. Ainsi, certaines dispositions de cette loi, entièrement tombées en désuétude, comme celles qui règlent les sacrifices, les purifications et quelques autres du même genre, sont approfondies avec autant de soin que celles dont l’usage n’a pas cessé. Ils reprochaient enfin à cette même science de ne tenir compte, dans la pratique elle-même, que des cérémonies exterieures, et de perdre de vue leur but moral.
2º Ils s’attaquaient, en deuxième lieu, à la piété mal entendue de ceux qui se livraient à la pénitence. Les hommes dont nous parlons s’efforçaient sans doute de pratiquer la vertu; mais comme la raison n’était pas la source de leurs croyances, et que par là même ils se faisaient une fausse idée de Dieu et de ses attributs, ils devaient nécessairement mèconnaitre aussi la vraie vertu et s’en créer une d’après leur imagination. Aussi, tandis que l’amour de Dieu et le désir de lui ressembler auraient dû les porter à se soustraire à l’esclavage des sens et des passions, et à se conduire d’après les lois d’une volonté libre guidée par la raison, ils cherchaient bien plutôt à anéantir leurs sens et leurs passions en détruisant en même temps leurs forces elles-mêmes, comme je l’ai démontré ailleurs par quielques exemples déplorables.
Les réformateurs ou éclaireurs demandaient au contraire, comme condition indispensable de la vraie vertu, la sérénité de l’âme et un esprit disposé à toute espèce d’activité; its ne se contentaient pas de permettre, mais ils recommandaient l’usage modéré de toutes les jouissances, afin de conserver cette sérénité si précieuse. Leur culte divin consistait à se détacher librement du corps, c’est-à-dire à détourner leur pensée de tout ce qui n’est pas Dieu, sans en excepter leur moi individuel, et à s’unir complètement à Dieu; de là une sorte de négation d’eux-même, qui leur faisait mettre sur le compte de la divinité toutes les actions qu’ils commettaient dans cet état.
Leur culte était donc une espèce de pièté spéculative à laquelle ils n’assignaient ni heure ni formule particulière, laissant chacun s’y livrer selon le degré de perfection auquel il était parvenu; cependant ils choisissaient de préférence les heures destinées au service officiel du culte; ils s’y appliquaient surtout à ce détachement dont j’ai parlé, c’est-à-dire qu’ils se plongeaient si avant dans la contemplation de la perfection divine, que tout le reste disparaissait devant eux; à les en croire, ils n’avaient même plus conscience de leur propre corps, qui, assuraient-ils, était privé dans ces moments-là de toute sensibilité.
Mais, comme un aussi complet détachement n’est pas chose facile à obtenir, ils s’efforçaient, au moyen de diverses opérations mécaniques, telles que le mouvement et les cris, de rentrer dans cet état lorsqu’une distraction quelconque les en avait tirés, et de s’y maintenir durant toute la durée des exercices pieux. C’etait chose comique de les voir fréquemment interrompre leurs prières par des exclamations étranges, par des gestes ridicules adressés à Satan, cet ennemi invincible qui cherchait malignement à les troubler durant leurs prières, et qu’ils repoussaient par la menace et l’insulte; maintes fois, fatigués par la violence de cet exercice, ils tombaient évanouis à la fin de la prière.
Plusieurs naïfs sectateurs de cette doctrine, interrogés sur ce qui occupait leur pensée durant ces longs jours où ils se promenaient oisifs, la pipe à la bouche, répondaient “qu’ils pensaient à Dieu”! Mais, pour que cette réponse fùt satisfaisante, il eût fallu qu’une étude constante de la nature les aidàt à compléter les notion qu’ils avaient de la perfection divine; or, comme il n’en était point ainsi, comme leurs connaissances naturelles étaient au contraire des plus restreintes, cette concentration de toute leur activité sur un point unique et qui devait leur échapper sans cesse constituait un état contre nature. En outre, pour pouvoir attrubuer leurs actions à Dieu, il eût fallu que ces actions eussent pour mobile une connaissance exacte des attributs divins; étaient-elles, au contraire, le résultat de leur ignorance, il arrivait infailliblement qu’une foule d’excès mis sur le compte de la divinité; c’est du reste ce que les suites ont trop bien prouvé.
Il est d’ailleurs facile de comprendre comment cette secte se répandit si promtement, et pourquoi la nouvelle doctrine trouva tant de faveur auprès de la majeure partie de la nation: l’amour de l’oisiveté et de la vie spéculative chez cette foule vouée à l’etude dès sa naissance, la sécheresse et la stérilité de la science rabbinique, l’ennui des prescriptions cérémonielles dont la nouvelle doctrine voulait alléger le fardeau, enfin la satisfaction qu’y trouvaient un penchant naturel à l’exaltation et le goût de merveilleux, tout explique le fait d’une manière plus que suffisante.
Dans l’origine, les rabbins et les dévots de l’ancienne mode cherchèrent à s’opposer au développement de cette secte, qui n’en obtint pas moins le dessus pour les raisons que je viens d’énumérer. L’animosité devint très vive des deux côtés; chaque parti chercha à se faire des adhérents, une scission s’opéra parmi le peuple, et les opinions furent partagées...